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1. Marguerite Yourcenar, The Abyss (New York: Farrar, Straus, and Giroux, 1981), p. 192.

































2. "From this day, painting is dead" is what the French painter Paul Delaroche reportedly said in 1839, when confronted with photography for the first time. See Nancy Roth, "Art's New Address," in The Techno/Logical Imagination: Machines in the Garden of Art (Minneapolis: Intermedia Arts Minnesota, 1989), p. 6.

3. Paintings and drawings reproduce only the essential elements determined by the artist. In fact, the drawing process by which an image is created is an act of constituting the significant from the insignificant. Rodin argued that: "It is the artist who is truthful and the camera that lies because a photograph is a mechanical representation frozen in time. The photograph is false because in reality time does not stop. If the artist can succeed in representing the fluidity of motion in a painting, the work is much more original than the scientific [photographic] image in which time is abruptly suspended." Paul Virilio, La machine de vision (Paris: Editions Galilée, 1988), pp. 14-15.

4. Irene J. Winter, "After the Battle Is Over: The Stele of the Vultures and the Beginning of Historical Narrative in the Art of the Ancient Near East," Studies in the History of Art, vol. 16 (Washington: National Gallery of Art, 1985), p. 28.

5. Norman Bryson, "Vision and Painting" (New Haven: Yale University Press, 1983), p. 14.

6. Umberto Eco, "How Culture Conditions the Colours We See," in On Signs (Baltimore: John Hopkins University Press, 1985), p. 163.

7. Bryson, op. cit., p. 13.

8. Linda Hutcheon, "The Politics of Postmodernism "(London: Routledge, 1989), p. 123.

9. Michael Shapiro, "The Political Rhetoric of Photography", delivered at the 82nd Annual Meeting of the American Political Science Association, Washington, D.C., August 28–31, 1986.

10. Bryson, op. cit., p. 14.

11. Edmond Couchot, "La synthèse numérique de l'image," Traverses/26 (Paris: Centre Georges-Pompidou, 1983), p. 60.















12. From an interview published in "The Work of Art in the Electronic Age," Block 14 (London), autumn 1988, p. 5. Virilio gives as an example the works of the mathematician Netgrin, whose computer programs pictured Moebius rings turning.

13. Couchot, op. cit., pp. 58-62






14. Howard Bossen, "Zone 5, Photojournalism, Ethics, and the Electronic Age," Studies in Visual Communication (University of Pennsylvania) 11:3 (summer 1985).















15. "When an artist uses a conceptual form of art it means that all the planning and decisions are made before and the execution is a perfunctory affair . . . This kind of art is not theoretical or illustrative of theories; it is intuitive, it is involved with all types of mental processes." Sol Lewitt, L'art conceptuel: Une perspective (Paris: Musée d'art moderne de la Ville de Paris, 1989), p. 199.











16. Roland Barthes, "The Rhetoric of the Image." in Image-Music-Text (Glasgow: Fontana Collins, 1977), p. 39.









17. Theodore Roszak, "The Cult of Information" (New York: Pantheon Books, 1986), p. 16.





































18. The equation, which I had found in an article titled "From Noise Comes Beauty," by Carl A. Pickover, a scientist at the IBM Thomas J. Watson Research Center in New York, was published in the March 1988 issue of "Computer Graphics World".

19. John F. Asmus, "Digital Image Processing in Art Conservation," BYTE 12:3 (1987), p. 151.

20. On September 18, 1988, in Budapest, I videotaped a public demonstration of about 80,000 marchers who were protesting the ecologically unsound Nagymaros/Danube hydroelectric works. The project was engineered by the Soviet Union, which contracted with Austrian firms for its construction on Hungarian and Czechoslovak territories. Because of the participation of the Austrian Green Party, this was the first demonstration to be tolerated by the officials in Socialist Hungary.


21. Claude Lévi-Strauss, "The Savage Mind" (Chicago: University of Chicago, 1966), p. 22.


  La synthèse: image, langue et croyances

Vers le midi, il s'endormit [...] Au réveil, il crut apercevoir contre son visage une bête extraordinairement mobile, insecte ou mollusque qui bougeait dans l'ombre [...] Une vie presque effrayante habitait cette chose fragile. En moins d'un instant, avant même que sa vision pût se formuler en pensée, il reconnut que ce qu'il voyait n'était autre que son œil reflété et grossi par la loupe, derrière laquelle l'herbe et le sable formaient un tain comme celui d'un miroir1.




Zenon, l'alchimiste du XVIe siècle, se surprenant lui-même dans l'acte de voir, est étonné par le tableau étrange de son propre œil réfléchi par un outil technique : une loupe servant à examiner les plantes de sa collection. L'expérience déconcertante de Zenon est à mettre en parallèle avec le rapport complexe entre la technologie et la conscience humaine – technologie comprise ici comme une extension du corps humain, un reflet de soi-même, une médiation entre nature et culture, un médium discursif potentiel ou encore un outil d'aliénation et de contrôle.

Toutes les technologies déforment la réalité. Améliorant nos capacités de perception, elles nous diminuent en même temps. Nous expérimentons le monde par les sens. Ainsi, l'acte de voir donne une signification; répertorier les éléments de notre environnement nous permet de contrebalancer le chaos. Les technologies qui favorisent une meilleure vision façonnent nos perceptions et, en fin de compte, les déterminent. Ces inventions découlent de choix imprégnés de croyances culturelles et en arrivent à un regard particulier sur le monde ne représentant pas la totalité de l'expérience humaine et offrant une vision enfermée dans les limites d'une histoire fluctuante. De la même façon que nous sommes nés dans une langue, nous entrons dans un monde de continuum visuel, rigide et socialement défini. Nous assimilons ces conventions sans aucun questionnement, les recyclant à divers degrés pour en arriver à quelque chose de neuf. À mesure que nous considérons l'impact de la technologie numérique sur la production et sur l'interprétation des images, nous soulevons des questions au sujet des systèmes de croyances établies et au sujet de leur développement au fil du temps.


I
Dans l'histoire occidentale, les images servent à véhiculer des croyances et deviennent ainsi des enregistrements qui font autorité en rendant permanent le transitoire. Avec l'introduction de la photographie à haute résolution et de la représentation cinématographique, les images ont conservé leur statut de moyen d'échanges d'informations dominant là où la documentation visuelle revêt une importance capitale, comme dans les bulletins d'informations télévisés.

Le discours théorique contemporain a largement traité de la subjectivité inhérente à la représentation photographique. À présent, il est généralement admis que, même si le photographe représente ce qui apparaît devant son appareil, la photographie, elle, constitue une expérience symbolique à la signification déterminée par les croyances, et issue de stratégies connotatives dont la sélection du sujet, l'encadrement et le point de mire.

La polémique des années 1860 entre photographie et peinture peut servir de point de référence utile à l'examen de l'impact du traitement numérique sur l'interprétation des images. Le mécanisme photographique d'enregistrement optique de la lumière réfléchie sur une surface sensible a été accepté au début comme un procédé libre de toute intervention2. On pouvait constater au premier coup d'œil les différences entre l'enregistrement mécanique de la caméra et le tableau peint codé (stylisé) de la même scène3. En conséquence, on a démontré la subjectivité inhérente à la peinture et l'on a dû reconnaître que la fonction de cet art consiste à distiller une expérience de perception plutôt qu'à décrire le sujet lui-même.

La technologie numérique vient embrouiller ce genre de débat dans la mesure où le critère de vraisemblance est basé sur les apparences et ce, depuis que les processus numériques sont capables d'imiter les médias conventionnels au point d'en devenir visuellement indiscernables. Dans le processus de conversion des données analogues à une forme numérique, tout comme pour les images à ton continu, on assiste à une transformation fondamentale. Une fois l'image emmagasinée comme donnée numérique dans la mémoire de l'ordinateur, on peut la traiter de façon illimitée, sans détérioration de l'information ni trace de changement4. Compte tenu de la très haute probabilité que le filtrage numérique ait été utilisé d'une manière ou d'une autre dans le processus de transmission, il devient primordial de connaître au préalable l'histoire de l'image, ses origines, son mode de production et de reproduction – toutes composantes informationnelles nécessaires pour saisir la pleine signification d'une image numérisée.

Les médias utilisés dans le traitement et la transmission d'images culturelles constituent des composantes influençant les récits visuels communiqués. Les outils technologiques de production ne pourraient exister en dehors des constructions idéologiques institutionnalisées, puisque leur invention ainsi que leur utilité sont déterminées par la société. En traitement numérique, comme dans toute autre forme de communication, les composantes technologiques du matériel et du logiciel servent de structures pour façonner et imposer une forme à l'information traitée, mais ces structures sont normalement considérées comme transparentes ou « libres de valeurs ». Dans son évaluation de la fonction du récit en iconographie, l'historienne Irene J. Winter déclare qu' « on doit diviser le message en au moins deux composantes : l'information réelle transmise, et le référent extralinguistique ou extravisuel faisant partie du soustexte. Le message idéologique est souvent incorporé à la structure de transmission du message plutôt qu'à son contenu5 ». Pour les outils d'usage quotidien, comme pour les images et le langage communément admis, nous ne nous arrêtons pas à réfléchir sur leurs fonctions déterminantes d'un point de vue idéologique. En fait, leur succès à rationaliser les croyances d'une communauté donnée dépend du degré avec lequel on les méconnaît en tant que formes indépendantes6.

Dans le quotidien, nous considérons naturel l'acte de voir. Nous croyons ce que nous voyons, sans trop nous interroger sur l'importance accordée à certaines choses alors que, parfois, nous ne reconnaissons pas l'évidence visuelle sous nos yeux. Selon Umberto Eco, une personne ne peut habituellement communiquer que par rapport à des unités culturelles qu'un système de significations donné a rendu pertinentes7. Qui plus est, la lecture de l'imagerie visuelle est une aptitude qui s'acquiert de la même manière qu'une langue; il s'agit d'une activité sociale définie par les normes d'une culture particulière. Norman Bryson déclare que la réalité vécue par les êtres humains est toujours produite historiquement et qu'il est « plus exact de dire que le réalisme existe dans la coïncidence entre d'une part une représentation et d'autre part ce qu'une société particulière propose et accepte comme réel; par réel, on entend une réalité qui implique la formation complexe de codes sur le comportement, les lois, la psychologie, la bonne conduite, la tenue vestimentaire, le geste, la posture – toutes ces normes pratiques qui gouvernent la position de l'être humain dans son environnement historique individuel8. »


Photographie, traitement numérique et pratique sociale
Dans notre société saturée d'images, nos mythes et croyances culturels se voient quotidiennement renforcés par les nombreuses photographies qui nous tombent sous les yeux, que ce soit en publicité ou aux nouvelles, ou encore sous forme d'instantanés des vacances familiales. L'apparente transparence de la photographie favorise une expérience visuelle qui éveille le plaisir, sans pour autant créer chez le spectateur une quelconque prise de conscience de l'acte de construction idéologique9. La photographie est plus facilement acceptée comme fenêtre sur le monde que comme filtre hautement sélectif, établi par une main et un esprit particuliers. Elle apparaît si incontestablement « réelle » que sa grammaire de discussion tend à se rapprocher de la grammaire d'un entretien en tête-à-tête10. « Ici Peter Jennings » est un énoncé accepté culturellement et ce, que la personne en question soit présente en chair et en os, ou qu'il s'agisse de son image apparaissant à l'écran du téléviseur.

La photographie dépend du monde physique comme source première de référents, d'autant qu'il lui faut un sujet devant l'appareil photo. Son message est culturellement défini. La pratique et les croyances dictent les décisions du créateur d'images sur la sélection du sujet, sur l'encadrement, et sur le ou les moments d'exposition. La compréhension et la réaction du spectateur, en revanche, sont définies par un processus impliquant une connaissance implicite de la culture qui existe non pas sous forme codifiée, mais plutôt à un niveau tacite11. Il en résulte que la communication visuelle enregistrée optiquement devient un outil très efficace de rhétorique dès qu'on vise à avoir un effet persuasif. Les images photographiques offrent une possibilité de vérification. On présuppose généralement que l'image a été dépendante dans une certaine mesure d'un événement produit dans le monde réel. L'information concrète inspire confiance.


Les images enregistrées optiquement, telles les photographies et l'imagerie vidéo, sont formées de minuscules composantes agencées de façon indéterminée. On retrouve le même processus pour le grain produit chimiquement dans le film et pour la variation des intensités de lumière dans la vidéo. Bien que la photographie numérisée ressemble à son homologue conventionnel, un examen minutieux révèle qu'elle se compose d'éléments discrets, nommés pixels, auxquels on assigne des valeurs numériques précises. Chaque pixel dans l'image a une valeur cartésienne d'emplacement horizontal et vertical, ainsi qu'une valeur distincte de couleur-intensité. C'est ce rapport entre les unités modulaires et les valeurs définies qui rend l'image totalement contrôlable. Ainsi, lorsqu'on parle d'image photographique numérisée, on réfère à une représentation photographique simulée, soit réalisée au moyen d'une combinaison de lentilles, le photostyle (crayon optique), soit filtrée par un langage mathématique.


La structure numérique se définit comme une représentation statistique dont le degré d'exactitude dépend de la quantité d'informations que l'on peut traiter à l'intérieur d'un espace et d'une période déterminés. Plus la mémoire est grande, plus le degré de résolution de l'image sera riche. Lorsque le volume de données statistiques dépasse le seuil de nos capacités physiologiques dans la perception du changement, on atteint l'illusion d'une simulation totale. Une image numérisée ne représente pas une trace optique comme le fait une photographie, mais elle offre un modèle logique d'une expérience visuelle. Autrement dit, mise en évidence, une séquence de nombres emmagasinés dans la mémoire de l'ordinateur décrit non pas le phénomène de la perception, mais plutôt les lois physiques qui le gouvernent. Sa structure tient du langage : algorithmes ou procédés logiques par lesquels les données sont orchestrées sous forme visuelle. Même si les deux types d'images semblent superficiellement semblables, on peut dire de l'image numérique qu'elle diffère de l'analogue en termes de passé vérifiable et de futur possible. En raison de sa dépendance à un sujet se référant « à priori » au monde réel, une photographie, de par sa nature, fait référence au passé – une expérience visuelle que Roland Barthes compare à la sensation de « déjà-vécu ». Avec l'image numérisée, dont la construction pourrait être totalement fictive, on est en droit de réclamer tout au plus que l'événement représenté « pourrait exister12 ».


Le langage mathématique comme média
Les images numérisées simulent la réalité plus qu'elles ne la représentent. On peut les produire de toutes pièces d'après des algorithmes mathématiques, rendant ainsi visible, grâce à l'ordinateur, des concepts et des phénomènes physiques sans forme matérielle. À titre d'exemple, les objets et les images diffusées sur les ondes de télévision existent dans un espace virtuel – environnement totalement fictif, défini mathématiquement et fondé sur les lois de la physique. Paul Virilio décrit l'image synthétique numérisée comme un outil pour voir l'invisible, c'est-à-dire ce qui ne peut être vu par aucun autre moyen que le calcul13. Ce remplacement du réel par la simulation fait évoluer le statut de l'image vers une représentation totale de concepts. Il s'agit de conceptualiser ses intentions, puis de passer à la réalisation, grâce à la programmation, de ce que l'on a imaginé.

Emblème de la machine manipulatrice, l'ordinateur rompt avec toute méthode conventionnelle de création d'images. Pour les artistes qui créent par la programmation, le langage logique sert d'intermédiaire entre l'intention et l'œuvre finale, de la même manière que les compositeurs créent au moyen de notes de musique. La méthode de travail se dissocie de l'expérience sensorielle par le fait que la tâche de l'artiste consiste à orchestrer un ordre symbolique au moyen d'un code d'écriture, plutôt que par l'interaction physique entre le matériau (telle la peinture) et les sens14. Cela oblige l'artiste à traduire de manière conceptuelle les événements du monde réel en séquences complexes de décisions assujetties à des règles ainsi qu'à visualiser par anticipation l'image d'une manière tellement précise que même le hasard doit être déterminé et codé. Une fois ces séquences logiques et ces commandes emmagasinées dans la mémoire, toute erreur sur le plan esthétique ou logique peut être corrigée par simple modification du code, modification possible parce que l'ordinateur permet de retracer la démarche entreprise et de la reprendre.



Quelques questions philosophiques
Le traitement de l'information numérique dépend non pas de la reproduction par génération, qui impliquerait la perte de données, mais du transfert d'une séquence de nombres grâce à laquelle l'information peut être copiée à l'infini. Puisqu'on a facilement accès à chacun des éléments d'une image numérisée, la capacité de les copier a forcé une réévaluation des constituants de la propriété et de la paternité de l'image. À titre d'exemple, est-ce que le changement d'un pixel dans une image numérisée à haute résolution constitue une modification suffisamment significative pour justifier un changement de paternité ? Dans cette ère d'échange d'informations, où un changement de contexte engendre un glissement de sens, la question semble relever de l'intention et du positionnement. Les sociologues ont fait connaître leurs préoccupations sur la possibilité d'abus de la technologie numérique dans la presse en soulignant que « ceux qui ont accès aux systèmes numériques de traitement d'images ont la capacité de modifier, de reconstruire ou de créer des images du monde réel qui pourraient passer pour une représentation fidèle15 ».

Même si, dès le départ, les photographies ont été retouchées et si leur signification a été modifiée par des stratégies photographiques courantes affectant le point de mire, l'encadrement, le cadrage et la retouche, l'image numérisée, elle, ne laisse entrevoir aucun indice des modifications qu'elle a subies. Il faut d'abord soupçonner que l'image n'est pas tout-à-fait fidèle, et ensuite avoir recours à un ordinateur équipé d'un programme adapté pour détecter les modifications.


II
On peut résumer l'essentiel de mon travail artistique durant ces quatorze dernières années en une série d'investigations sur les conventions culturelles et syntactiques des structures utilisées par les images photographiques pour transmettre un message. Sous le châtaigner touffu (1984), passe en revue les conventions de codage de l'iconographie utilisées par les sociétés commerciales. Dans cet ouvrage, les compositions et le langage corporel des portraits de groupes photographiés et publiés dans le rapport annuel de 1980 de E.F. Hutton ont été reconstruits selon la tradition des natures mortes. Les figures ont été réalisées de manière à ressembler à un revêtement de bois, matériau communément associé aux sociétés commerciales en raison de son utilisation dans les finis architecturaux et décoratifs des salles de conférences. Ces montages ont ensuite été photographiés par des moyens traditionnels et imprimés sur du papier métallisé doré et argenté.

J'ai commencé à travailler avec l'informatique en 1981, époque où j'ai compris qu'il était possible de formuler les processus de prise de décisions esthétiques en termes de séquence d'énoncés logiques conditionnels, peu différents des règles qui régissent une langue. Cette approche structurée avait déjà des précédents : Sol Lewitt y a fait appel dans ses créations séquentielles et modulaires, tout comme Lawrence Weiner, Doug Huebler, Joseph Kosuth et d'autres adeptes du mouvement d'art conceptuel qui l'ont adoptée dans leurs propositions syllogistiques16. Le fait que la construction et la manipulation d'images photographiques puissent apparaître sur un écran d'ordinateur plutôt qu'à un niveau matériel devant une lentille d'appareil photo a permis au travail informatique de devenir une solution de remplacement efficace.

Les Nouvelles de Beyrouth (1987) de la série Des mots et des mots, explore la fonction discursive du sous-titrage des images télédiffusées lors de bulletins d'informations. Certaines images du bulletin ont été numérisées et les segments qui contenaient du texte ont été isolés et utilisés afin de recouvrir toute la surface de l'image d'une façon aléatoire. Ces sous-titres – le nom des villes où des événements précis se sont déroulés – assurent, en télédiffusion, un contexte aux images. Ils imposent une signification qui ne se rapporte pas nécessairement à l'intention première de la création de l'image. Barthes qualifie cette fonction de stratégie d'ancrage : « La légende m'aide à choisir le niveau de perception approprié […] en focalisant ma compréhension. L'ancrage peut être idéologique [...] Le texte dirige le lecteur entre les signifiés de l'image [...] il le téléguide vers un sens choisi à l'avance17. » En effaçant l'image et en la couvrant de fragments de texte, le texte lui-même devient expérience esthétique, possédant toujours une charge connotative. Comme pour l'original, nous projetons sur la nouvelle image une idée préconçue du référent du texte. Notre perception du monde est renforcée par les conventions de représentation qui inondent notre quotidien, et la façon particulière dont la télévision définit la réalité semble une force de conditionnement dominante dans notre culture. La télévision devient une banque inépuisable d'images en temps réel lorsqu'elle est reliée à un ordinateur de traitement d'images. L'appropriation d'images de cette banque de données nous permet de poser un regard critique sur la syntaxe hautement ritualisée de la télévision.

L'Information Theory, de Claude Shannon, désignée sous l'étiquette de « mathématiques converties en philosophie », constitue un point de départ conceptuel pour l'exploration du potentiel des logiciels de traitement d'images sur lesquels je travaille depuis 1986. Mon approche consiste à renverser cette séquence en jetant un regard critique sur les écarts sémantiques de la théorie de l'information, et plus particulièrement sur ses définitions du langage, du signal et du bruit. (En théorie de l'information, le bruit se définit en termes d'erreurs aléatoires dans un signal, ou encore d'information non structurée que l'on distingue du signal qui est, lui, une information ordonnée.) Alors que les ingénieurs ont investi beaucoup d'énergie pour extraire par filtrage le bruit des signaux afin de purifier la communication, mes activités de programmation visent tout le contraire – c'est-à-dire à incorporer aux images un ordre déterminé par le bruit et le hasard. En replaçant les composantes « non essentielles » d'une image dans un schéma de bruits, le programme Xerox illustre par l'exemple un des préceptes de la théorie de l'information : il existe dans la langue plus de cinquante pour cent de redondances sous forme de sons ou de lettres qui ne sont absolument pas nécessaires à la transmission d'un message. Avec plus de cinquante pour cent de ses pixels réduits au noir, l'image ainsi produite donne l'impression d'avoir été photocopiée. Le pourcentage effectif d'informations « libres de valeurs » (noircies à quatre-vingt-cinq pour cent dans l'œuvre illustrée) est calculé à la fin du processus.

Dans Histoires morales, le programme Smudge élimine la netteté de l'image et le champ de profondeur photographique par un procédé aléatoire consistant à brouiller différentes parties de l'image avec le temps. Le résultat ainsi produit, qui ressemble à de l'eau renversée sur un dessin à l'encre, donne l'impression que l'image a été peinte à la main. Lorsqu'on le prolonge, ce procédé embrouille l'image au point de l'anéantir totalement.

La théorie de l'information a révolutionné notre culture en démontrant que l'information est une entité quantifiable qui se prête au calcul et au contrôle; elle a établi ainsi les fondements théoriques du développement de nouvelles technologies et de nouveaux modes de traitement de l'information. Cependant, elle nous a aussi abusés sur le plan sémantique en manipulant notre compréhension de la valeur des images communiquées. Dans la réduction bipolaire de l'image à un signal ou à un bruit, les significations véhiculées, qu'il s'agisse de recommandations morales, de traités philosophiques, de poèmes d'amour, ou même de messages publicitaires ou de contraventions pour le stationnement, sont ramenées au niveau d'un signal et, par le fait même, leurs valeurs sont nivelées. Selon Theodore Roszak, « Grâce au grand succès de la théorie de l'information, nous vivons à une époque de vitesse aveuglante; mais ce que les gens ont à se dire par le biais de la technologie ne montre aucun développement comparable18. »

Dans un récent projet intitulé Entre l'Est et l'Ouest, les logistiques du développement de logiciel sont réunies dans un contexte à la fois personnel et politique. Il s'agit d'un dialogue de travail établi avec un scientifique de Hongrie, mon pays natal (que j'ai quitté en 1956 durant une période de crise). Le projet a commencé par un échange d'informations : j'ai fait parvenir à mon collègue une équation mathématique pour qu'il la convertisse en code binaire, en programme de production d'images19.

Après avoir généré une série de nombres aléatoires, l'équation attribue la moyenne d'un « voisinage » (groupe d'unités visuellement adjacentes) de valeurs à chaque pixel, créant ainsi un équilibre entre le chaos et l'ordre. Ce processus algorithmique, utilisant des filtres pour le traitement d'images, permet d'accroître la netteté des images photographiques. Il a des applications particulières dans les domaines spécialisés où l'enregistrement photographique fournit des données documentées, comme dans le programme spatial, dans les fonctions de surveillance et, tout récemment, dans la restauration d'œuvres d'art20. Des filtres numériques similaires ont aussi été utilisés pour rehausser les caractéristiques du suaire de Turin, parfois qualifié de « premier phénomène photographique de l'histoire ».

Voilà quelque temps, j'ai pris conscience qu'il existait un dialogue dans divers domaines professionnels entre l'Est et l'Ouest et ce, bien avant les récents changements politiques. Scientifiques et spécialistes communiquaient régulièrement, partageaient leurs connaissances et échangeaient des informations. Cette réalité semblait contraster avec les positions politiques officielles affichées des deux côtés. En rétablissant cet échange d'informations, je visais à mettre en évidence ces relations tacites et à attirer l'attention sur l'influence que les idées des intellectuels d'Europe centrale ont exercée sur la pensée occidentale, réalité que notre culture a souvent ignorée. Lors d'une visite à Budapest en août 1989, j'ai récupéré le programme et, à mon retour en Californie, je l'ai élargi pour y ajouter des valeurs chromatiques. L'application de ces techniques de rehaussement de l'image se fait en numérisant les images, puis en les filtrant au moyen de fonctions algorithmiques pour en extraire le bruit et en accentuer les détails. Dans L'Est et l'Ouest, j'ai utilisé ces fonctions pour générer de manière abstraite des modèles de bruit directement à partir du programme informatique, sans avoir recours à un quelconque référent photographique.

Au centre de chaque image texturée, j'ai placé un long panneau rectangulaire qui ressemble à une plaque d'identification métallique. Sur cette plaque, construite à l'aide d'un logiciel dans la mémoire même de l'ordinateur et programmée de manière à posséder les propriétés réfléchissantes du chrome, j'ai « projeté » mathématiquement les images d'un film vidéo que j'avais réalisé à Budapest21. Ces planches seraient indéchiffrables pour n'importe quel spectateur, mais en raison de notre familiarité avec l'image photographique, nous interprétons les formes embrouillées comme des photographies, maintenant ainsi l'autorité de la représentation photographique.

L'inspiration pour ce travail m'est venue de l'examen des structures de croyances véhiculées pour interpréter les images. Les œuvres d'art, comme les autres signes, sont de prime abord vides de sens; c'est leur contexte historique, médiatisé par les systèmes culturels de croyances, qui leur confère leur signification. Dans le cas du projet L'Est et l'Ouest, où le seul élément existant de l'image est le motif créé par le filtre (moins la photographie), les œuvres deviennent semblables aux restes squelettiques d'une série de signes de ponctuation après l'élimination des mots de la phrase.

Dans sa description du bricolage, Claude Lévi-Strauss réfère à l'artiste comme à quelqu'un qui, grâce à sa dextérité manuelle, construit un objet matériel, une structure symbolique qui est également objet de connaissance22. Le travail d'adresse dans mes œuvres de ces dernières années se situe au niveau de la programmation, c'est-à-dire dans l'écriture de codes binaires, puisqu'il s'agit là de l'arène même où l'on peut traiter de la relation entre langue et image, et de l'impact de la technologie sur la vision culturelle. La complexité de cette activité demeure imperceptible et produit des images qui fonctionnent comme des manifestations extérieures à la scène de l'opération : le logiciel lui-même. Ces images servent d'indices physiques résiduels à un événement qui a eu lieu.

La technologie informatique nous amène à modifier notre façon d'accepter l'évidence visuelle : la représentation photographique peut être fabriquée par le traitement mathématique. La création d'images par ordinateur peut imiter et générer n'importe quel type d'imagerie ou de « réalités ». En photographie numérisée, le facteur idéologique suit une courbe d'augmentation exponentielle, puisque l'image favorise une forme de signification et de valeur, même si elle donne l'impression de ne représenter que le réel. Dans mes œuvres créées à l'aide d'un ordinateur, comme dans mes investigations sur la photographie, mon intention est d'amener le spectateur à réfléchir sur la contradiction inhérente à l'image qui passe pour apparemment naturelle, mais qui est, en réalité, médiatisée; on remet ainsi en question les notions conventionnelles de croyances dans la représentation visuelle.